Le Temps de la Kermesse est terminé
Écrit et réalisé par Frédéric CHIGNAC
France 2010 1h36mn
avec Stéphane Guillon, Aïssa Maïga, Ali Monzanza, Malik Sall, Eriq Ebouaney...
Utopia a dit
On ne s’attendait pas à voir le nom de Frédéric Chignac (venu présenter à Tournefeuille cet hiver Non au Mac Drive, son précédent film et le premier film distribué sur clé USB, qu’on vous copie moyennant la modique somme de 2€ reversés à l’auteur, demandez à la caisse !), cinéaste bordelais habitué de nos salles, accolé à celui de Stéphane Guillon (le cauchemar de Philippe Val), ni à celui de la sublime Aïssa Maïga (héroïne du célèbre Bamako), dans une production quasi-hollywoodienne (je plaisante) tournée au Maroc (qui joue très bien le rôle de l’Afrique noire), décors naturels et tout et tout. Frédéric nous avait plutôt habitués et… régalés de ses documentaires «locaux » présentés lors de soirées-débats mémorables. On attendait donc avec impatience, curiosité, et, disons-le, une certaine appréhension son premier long-métrage de fiction… Eh bien, comme dirait l’autre, ça le fait ! Et pas qu’un peu ! Le Temps de la kermesse… est une vraie bouffée de lucidité acérée et de liberté de ton en ces temps fatigants de bouches cousues et d’esprits pusillanimes. Il ose une fable grinçante et inconfortable sur les relations décidément malsaines entre la France et l’Afrique, et plus généralement sur l’injustice et l’hypocrisie criantes des rapports Nord/Sud.
À l’image d’un Stéphane Guillon sans concession, acerbe, un brin cynique, culotté, pas du tout politiquement correct, Frédéric Chignac empreinte la métaphore et l’humour noir pour filmer ce drame sans fin où les bourreaux peuvent être victimes, aveuglés par leur stupidité congénitale, et où les victimes peuvent être leurs propres bourreaux pour simplement essayer de s’en sortir. Chaque personnage a sa logique, sa vérité, ses priorités… qu’il essaie de faire prévaloir. Logique, vérité, priorités qui peuvent varier selon les circonstances…
Alex (Stéphane Guillon donc, qui se confirme excellent acteur) aurait pu tomber en panne avec sa vieille Mercedes dans un village un peu plus gros, avec un garagiste, garantissant pièces et main d’œuvre. Mais non, Alex reste en carafe à Koupala, autant dire au milieu de nulle part. Quelques cahutes au bord de la piste, avec pour seul horizon des dunes de sable et un poste militaire planté là pour surveiller on ne sait quel ennemi (un détail parmi d’autres qui fait penser au génial Désert des Tartares de Buzzati, avec lequel le film partage la capacité de faire exister cette sensation terrible d’immobilité et d’absurdité…). Alex pensait ne rester dans ce bled que quelques minutes, le temps de prendre de l’essence à la station-service qui fait aussi bar et office de tourisme (ah ! ah !). Mais sa batterie l’a lâché, et le voilà coincé là depuis quatre jours, à ne pas savoir comment faire pour reprendre la route.
Pourtant, c’est pas faute d’essayer, par indigènes interposés ! Avec l’aide du chef du village, ancien combattant médaillé par la France, et après âpre négociation financière, Alex embauche une poignée de villageois pour pousser sa voiture en haut de la côte, espérant qu’elle redémarrera dans la descente. Mais rien à faire… Quelques bonnes dizaines de montées et descentes en plein cagnard plus tard, après beaucoup de bières, une augmentation du coût de la main d’œuvre, de la vie (logement, bouffe, petits services), Alex commence à péter les plombs…
On vous taira l’évolution de la situation, on vous taira le sort de celui qui veut partir et de ceux qui savent qu’ils vont rester… On vous parlera juste de deux personnages marquants : la belle Martina, qui supplie Alex de l’emmener avec lui dès que sa voiture voudra bien repartir ; et le lieutenant Bado, chef du poste militaire, soldat à l’orgueil ombrageux mais à géométrie variable… On vous dira seulement que ce film singulier vous laissera avec plus d’interrogations que de réponses, avec plus de doutes que de certitudes rassurantes… C’est exactement pour ça qu’on le trouve aussi intéressant !
Que dire de plus ?
Je ne connaissais pas le réalisateur mais j'avais bien envie de voir Stéphane Guillon au cinéma (rappelez vous qu'il fait partie de mes rituels quotidiens : Revue de presse ). Et j'aime beaucoup Aïssa Maïga aussi. J'ai réussi à convaince Pépé en lui faisant miroiter un film sur la réabilitation de la France-Afrique, de Charles Pasqua et des bienfaits de la colonisation ... Il a marché.
Ce film m'a rappelé beaucoup de souvenirs de mon séjour au Burkina Faso en 2003 (5 semaines entre Ouaga et Koudougou pour un chantier international dans un lycée) qui m'a posé beaucoup de questions quant à ma présence là-bas et m'a durablement marqué. D'ailleurs, j'ai les mêmes photos de maquis (le multi service rural de fortune ci-dessus) et de glande assise contre un mur avec des mômes (voir ci-dessous) et les mêmes souvenir de Castel Beer. J'ai donc revécu les situations et mes questionnements avec ce qu'il y a de dérangeant.
Ce film est une énorme claque et Stéphane Guillon excellent dans ce rôle. On va à l'encontre des idées reçues et des poncifs style : "ils ont rien mais ils sont heureux", ou "ils ont rien mais ils donnent tout". Les rapports de domination sont bien disséqués et c'est très difficile à regarder et à juger et ça pousse à la réflexion : dans un monde de merde malsain, qu'est-ce qu'on aurait pu faire de mieux ?
Ma note : 3,75 /5