Des espoirs indicibles, jeunes photographes russes au Château d'Eau

Publié le par La fée Paradis

 

 

 

 Le Château d’Eau présente un pan de la jeune photographie russe avec le regard puissant et quelque peu désenchanté de quatre artistes sur leur pays: Alexander Gronsky, Ivan Mikhailov, Natasha Pavlovskaya et Tim ParchiKov.

 

Durant la première moitié du XXème siècle, la photographie russe a connu un essor incroyable, marqué par le mouvement construtiviste. Des artistes tels qu'Alexandre Rodtchenko, Arkadi Chaïkhet ou Boris Ignatovitch ont été les grands représenants de cet élan artistique activement soutenu par lepouvoir soviétique qui y voyait une arme puissante de propagande nécessaire dans un pays où 70% de la population était analphabète.

Après la seconde guerre mondiale, la photographie a été rabaissée au rang de servante de la machine idéologique : le reportage photographique est remplacé par la mise en scène, la photographie artistique est bannie, ainsi que son enseignement et les photographes dissidents du régime sont pourchassés.

Ce n'est que dans les années 90, en partie grâce à l'organisation de la Photo-biennale internationale de Moscou et à l'activité du premier musée d'Etat de la photographie - La Maison de la Photographie de Moscou - que l'art photographique a trouvé de nouveau sa place en Russie.

Depuis l'an 2000, la photographie voitarriver une nouvelle génération d'artistes qui construit son propre univers artistique en toute indépendance et dont l'oeuvre est en quelque sorte le miroir des changements survenus en Russie après le démembrement de l'Union Soviétique en 1991.


Dans un climat socio-politique qui oscille entre nostalgie d'un passé révolu et avenir incertain, ces jeunes artistes posent un regard sans concession sur la Russie contemporaine. De leurs images qui tentent de montrer la réalité d'aujourd'hui, des espoirs indicibles sourdrent et trahissent un certain mal-être.

 

Ivan Mickhaïlov 

 

Né en 1981.

 

Dans les petites villes de Russie, le temps semble parfois s'être arrêté et l'espace se remplit de silence. Cette dimension particulière du temps et de l'espace, le décalage entre le rythme tranquille de petites bourgades et le pouls violent des grandes agglomérations sont au coeur du travail de ce jeune photographe.

 

Megapolis, 2008

 

Ivan Mickhaïlov met en avant son statut et son regard d'artiste de province dans cette série dont les protagonistes sont des jeunes qui, pour diverses raisons ont quitté leur ville natale pour s'installer à Moscou. Ils posent seuls à la fenêtre ou sur le balcon de leur appartement, le regard rivé su la ville animée qui s'étale devant eux. Chaque image est accompagnée d'un texte témoignant du ressent de ces hommes et de ces femmes sur leur vie dans la capitale russe.

 

  Les protagonistes sont des jeunes qui, pour diverses raisons, ont quitté les provinces pour s’installer dans la capitale. Ils se retrouvent dans un nouvel environnement, avec de nouveaux rythmes et des règles de vie différentes. Si les uns s’y sentent comme des poissons dans l’eau, d'autres sont subjugués et écrasés par la mégalopole. Je les ai rencontrés et leur ai posé les mêmes questions que je me pose à moi-même. Qu'attendent-ils de cette ville ? A quoi pensent-ils, à quoi rêvent-ils? Qu'espèrent-ils? Comment se sentent-ils dans cet espace ?

 

Ivan-Mikhailov.jpg

  @Ivan Mikhailov

 

Irina Tsvetkova

30 ans. Chef de projet Internet. A Moscou depuis six mois. 

Moscou, pour moi, c'est un endroit nouveau, peu confortable et peu familier. Je n'ai pas le temps de me familiariser avec la ville. Tout mon temps libre, je le passe au travail.

C'est une ville endormie, malgré toute l'animation. Je ne pense pas rester longtemps, je suis casanière.

 

 

Megapolis.jpg

    @Ivan Mikhailov

 

 

Megapolis-2.jpg

   @Ivan Mikhailov

 

Ce que j'en dis

 

Ces photos et les dires de leurs sujets m'évoquent un peu la même chose que Paris vu depuis Pau : une grande ville animée et fatigante où on peut réussir sa vie professionnelle de jeune cadre dnamique, pour peu qu'on ait l'énergie suffisante. Mais il s'agit d'une animation vaine et fausse, où il est difficile de tisser de véritables liens d'amitié.

Dans cette série de portait, il semble que les hommes s'adaptent mieux que les femmes et que les vingtenaires soient plus à l'aise que les trentenaire face aux défis de la capitale. En tout cas, on est loin des à prioris que j'avais à propos de la capitale russe (mafia, capitalisme exacerbé, poutinisme et nationalisme, tchétchénophobie ... Moscou vue depuis Pau quoi). Les protagonistes se replient énormément sur le monde construit dans leur appartement. L'adaptation n'est pas évidente et il n'y avait pas de paroles heureuses et sereines. Il s'agissait plutôt de paroles ambitieuses et de l'expression d'un mal-être nécessaire pour réussir. Réussir quoi ? Comme ici, on se le demande. 

A noter également la multiplicité des couvertures, plaids et housses de couettes vus dans la série, des plus classiques aux plus inattendus !

 

 

Dream of space

 

Les photographies de cette série ont été réalisées sur des aires de jeux pour enfants. Des cabanes, des cages à poules et des toboggans témoignent du rêve et de l'espoir portés par la conquête spatiale de l'ex URSS. Sur les tourniquets-spoutnik et les toboggans-fusées, toute une génération d'enfants s'est identifiée au héros national Your Gagarine. Vestiges d'une époque révolue, ces espaces de jeu sont laissés à l'abandon ; la pinture écaillée et la rouille des structures métalliques nous renvoient à l'image d'un pays qui a renoncé à ses rêves de conquête.

 

Ce que j'en dis

 

Des jeux pour enfants dans des espaces publics e déshérence : abandon des rêves de conquête ou insuffisances en matière de gestion urbaine de proximité ? That is the question. Mais j'ai ma petite idée pour y répondre ...

 

 

Le site Internet del'artiste : link

 

 

Tim Parchikov

 

Né en 1983.

 

De sa formation de cinéaste, Tim Parchikov a conservé sa vision de cinéaste sur le monde qui l'entoure. Chacune de ses photos nous expose une situation qui nous intrigue parson passé ou à travers laquelle perce le futur. Ses oeuvres sont pleines de tension interne et d'angoisse devant un développement inattendu.

 

Peripheral vision

 

Au cours des trente dernières années, la capitale russe s'est étalée de part et d'autre de ses frontières sous la forme de grands ensembles d'habitations. Aujourd'hui ce sont des quartiers entiers qui sont laissés à la marge des mutations que connait Moscou depuis les années 90 et souffrent d'un vieillissement précoce du à la rapidité excessive de leur construction.

Tim Parchikov a photographié ces cités dortoirs de Moscou en hiver. " La mélancolie hivernale de ces banlieues allie étrangement la géométrie des bâtiments préfabriqués avec les images de Bruegel".

 

parchikov-2.jpg

@ Tim Parchikov

 

parchikov

@ Tim Parchikov

 

 

Ce que j'en dis

 

Les grands ensembles en hiver, sous la neige urbaine un peu sale, moi ça me rappelle Budapest (Un grand week-end à Budapest ) et Berlin ( Berlin 2010 ), soit des paysages tristes mais non dénués d'un certain charme. Sue ces images, l'absence de lumière et le ciel gris renforcent l'impression de laideur et d'obsolescence du bâti,  les espaces publics semblent abandonnés et la largeur des barres fait frémir. Rien que de voir ces photos, j'avais envie de me recroqueviller devant un bon feu de cheminée qui crépite et un chocolat chaud ... Et dire qu'ici aussi, l'hiver est à nos portes ... brrrr ....


(et pour les incultes comme moi, Bruegel est un peintre flamand de la Renaissance)

 

 

Le site Internet de l'artiste : link

 


Alexander Gronsky   

 

Né en 1980.

 

Alexander Gronsky nous aide à percevoir l'échelle véritable de la Russie à travers l'aspect psycho-géographique de son oeuvre. La Russie, est-ce l'Europe ou l'Asie ? A cette question cruciale qui revient dans les discussions politiques des deux derniers siècles, l'artiste donne sa réponse : il avoue qu'il ne peut travailler que dans deux pays - la Russie et la Chine ; il y trouve un monde où l'homme n'est plus qu'un pion.

 

Less than one

 

La population moyenne dans les régions russes où le projet a été réalisé est de moins d'un habitant au kilomètre carré.

Les grands centres urbains de la Russie ont radicalement changé en une vingtaine d'années, attirant une grande majorité de la population, mais il n'en est pas de même dans les villes de province.

Dans sa série Less than one, Alexander Gronsky s'est intéressé à ces agglomérations perdues dans l'immensité des étendues sauvages. Entre reportage et paysage, les images dévoilent des architectures génériques et des espaces péri-urbains recouverts de neige. Le temps semble suspendu, rien ne se passe. L'absence quasi systématique de figures humaines, l'aspect figé des objets et la lumière "entre chien et loup" renforcent cette sensation d'être entre deux mondes : un no man's land à la fois fragile et immuable dont émane une poésie contemplative.

 

Alexandre-Gronsky.jpg

@Alexander GronskyGronsky-2.jpg

@Alexander Gronsky

 

Gronsky-3.jpg

@Alexander Gronsky

 

 

Ce que j'en dis

 

La luminosté est un peu plus féérique mais c'est toujours l'hiver (voir commentaire ci-dessus). A la question du taitement paysager du bâti et des espaces publics, s'ajoute ici celle des franges urbaines aux abords des espaces péri-urbains. En Russie il ne s'agit pas d'extensions pavillonnaires ou de zones d'activités et de commerces dispersées aux abords et en entrées de villes, mais de grands ensembles. Pourtant la question est la même qu'ici : comment gérer la rupture des usages et qualifier les interfaces de manière à les rendre attractives et à limiter la consommation d'espace ?

 

Le site Internet de l'artiste : link


 

Natasha Pavlovskaya   

 

Née en 1982

 

Au coeur de Moscou (série Héliogravure) ou dans les plaines d'Ukraine (Série Missing Space), Natasha Pavlovskaya explore les traces de laissées par les années de régime soviétique et porte un regard à la fois attentif et distancié sur  des îlots du passé dans la Russie contemporaine.

 

Missing Space - Le Donbass

 

Le thème principal de ce travail est la transformation d'un paysage sous l'effet de l'idéologie soviétique. Selon le dessein des constructeurs soviétiques, le territoire du Donbass, situé en Ukraine Orientale, devait devenir un "paradis prolétarien", une capitale des mineurs artificiellement créée. On amenait les ouvriers du pays tout entier dans ce territoire désert et des villes neuves surgissaient autour des mines et des usines.

Le travail de Natasha Pavlovskaya montre les traces de cette énorme expérience soviétique vingt ans après son achèvement.

 

 

Missing-space-1.jpg

@Natasha Pavlovskaya


 

Missing-space-2.jpg

   @Natasha Pavlovskaya

 

pavlovskaya.jpg   @Natasha Pavlovskaya

 


Ce que j'en dis

 

Ces terrils et ces vestiges d'une industrie florissante ne sont pas sans évoquer, en plus gigantesque, les sites industriels en reconversion des bassins miniers du Nord et de la Lorraine. Seulement, en Ukraine, les politiques paysagères et urbaines de dépollution et de reconversion doivent être moins actives. Ces images d'un immense désert industriel montrent que l'action de l'homme n'est pas sans conséquence, et que les choix politiques du moment seront imprimés pour des dizaines, voire des centaines d'années.

 

Encore une fois, cette expo au Château d'Eau fut très intéressante. Elle est organisée en zoom inversé, de la perception intime des habitants à la vision globale d'un paysage régional, en passant par le quartier (bâti et espaces publics) et la question des interfaces. Plus qu'une analyse paysagère, l'ensemble montre comment les choix politiques d'aménagement du territoire (choix économiques et sociaux mais aussi paysagers) impactent directement la vie, les comportements et les choix quotidiens des habitants et des usagers de la ville. J'enfonce une porte ouverte ? Pas si sûr quand on voit que les choix en matière d'urbanisme et d'aménagement sont davantage effectués en fonction d'intérêts particuliers et de jeux d'acteurs à court terme qu'en fonction des aspirations réelles des habitants et usagers actuels et futurs.

 

Dans le cadre de dictatures ou de régimes forts, comme en ex Union Soviétique, les choix sont imposés, mais même ici, aujourd'hui, ces choix ne sont pas réellement proposés au débat démocratique. Et les citoyens, par manque de conscience et de connaissance des enjeux, subissent les décisions politiques et les modes de vie qui en découlent. Le droit de l'urbanisme et le code général des collectivités territoriales ne sont pas des questions purement techniques pour députés, fonctionnaires, juristes, architectes, urbanistes, propriétaires fonciers et promoteurs immobiliers, les questions soulevées devraient être l'affaire de tous, bien en amont de la réalsation des projets.

Publié dans Expos

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article